Gramsci et la psychanalyse,  Sur les traces d'une réception fragmentaire dans les Cahiers de prison (Livio Boni )

Source: https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2007-1-page-247.htm

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1Dès une première lecture, les quelques notes figurant dans les Cahiers de prison et touchant à Freud ou au freudisme (on en dénombre une quinzaine, de longueur et de portée inégale, auxquelles il faut ajouter au moins trois références explicites dans les Lettres de prison) suffisent pour se faire une idée de l’originalité et de la subtilité de l’approche gramscienne. Sa réflexion semble d’emblée se soustraire autant à l’ambivalence dont fait preuve habituellement le marxisme vis-à-vis de la psychanalyse, qu’à toute tentation freudo-marxiste.

2Que l’on songe par exemple – à titre de caution préliminaire à la tentative qui sera la nôtre, se proposant de relire Gramsci « avec Freud » – à la note Sur l’origine du concept d’« idéologie » rédigée dans sa première version en 1930 (Cahier 4, § 35), et que l’on cite ici dans sa version « révisée » de 1932 (Cahier 11, § 63) :

3

L’« idéologie » a été un aspect du « sensualisme », autrement dit du matérialisme français du xviiie siècle. Sa signification originaire était celle de « science des idées », et puisque l’analyse était la seule méthode reconnue et appliquée par la science, elle signifiait « analyse des idées », c’est-à-dire « recherche de l’origine des idées ». Les idées devaient être décomposées dans leurs « éléments originaires », et ceux-ci ne pouvaient être autres que les « sensations » : les idées dérivaient des sensations. Mais le sensualisme pouvait s’associer sans trop de difficultés avec la foi religieuse, avec les croyances les plus extrêmes dans la « puissance de l’esprit » et dans ses « destinées immortelles » […]
Le propagateur littéraire le plus efficace de l’idéologie fut Destutt de Tracy (1754-1836) à cause de la facilité et de la popularité de son exposition ; un autre fut le docteur Cabanis avec son Rapport du physique et du moral […]
Comment le concept d’idéologie, de « science des idées », d’analyse de l’origine des idées », en est venue à signifier un « système d’idées » déterminé, c’est ce qu’il faut examiner historiquement, puisque logiquement le processus est facile à reconstituer et à comprendre.
On peut affirmer que Freud a été le dernier des idéologues, et que De Man [Henri] fut un « idéologue », et c’est pourquoi l’« enthousiasme » pour De Man de la part de Croce et des crociens apparaît d’autant plus étrange, si cet enthousiasme n’avait une justification « pratique ».
Il faut examiner comment l’auteur du Manuel populaire[1][1]Cf. N. Boukharine, La théorie du matérialisme historique.… est resté englué dans l’idéologie, alors que la philosophie de la praxis au contraire en représente nettement le dépassement, et qu’historiquement elle s’oppose précisément à l’idéologie. La signification même que le terme d’idéologie a pris dans la philosophie de la praxis contient implicitement un jugement de valeur défavorable et il exclut que pour ses fondateurs il eut fallu rechercher l’origine des idées dans les sensations, et par conséquent en dernière analyse dans la physiologie : cette « idéologie » elle-même doit être analysée historiquement selon la philosophie de la praxis, comme une superstructure [2][2]A. Gramsci, Cahiers de prison, trad. par Monique Aymard et….

 

4Cette note demeure un peu déroutante au premier abord, du moins si on s’attendait à une critique de « l’idéologie freudienne », si fréquente chez les marxistes. Car Gramsci s’y prend à l’inverse : ce n’est pas que la psychanalyse soit « idéologique », mais il s’agit plutôt de voir la continuité généalogique entre l’idéo-logie du « matérialisme français du xviiie » et l’entreprise freudienne, s’il est vrai qu’elles partagent la recherche d’une étiologie sensible des idées. D’où l’approche analytique que le matérialisme des Lumières et la ?? auraient en commun, analytique justement dans la mesure où l’un comme l’autre tentent de ramener l’ensemble de la pensée à des sensations « simples » et ponctuelles. Le freudisme et le matérialisme seraient donc analytiques car ils poursuivraient les éléments plutôt que leur synthèse, et ramèneraient les sentiments et les idées au fait de la perception sensorielle. Lecture discutable, évidemment, et notamment dans le cas de l’analyse freudienne. Néanmoins, ce qui retient ici notre attention c’est que, pour Gramsci, c’est bien le marxisme qui introduit une « coupure épistémologique » au sein de cette filiation sémantique, en déplaçant l’idéologie du côté de la déformation, de la transformation dans la suprastructure d’un rapport de force subsistant dans l’infrastructure.

5On retrouve dans ces lignes une série de caractères qui se développeront constamment dans les réflexions des Cahiers : la tendance à insérer la psychanalyse dans une certaine continuité avec la tradition philosophique (tendance d’ailleurs fort répandue dans les années 1930 et 1940) ; une approche qui déplace et déroute le paradigme du « marxisme vulgaire » qui, lui, rabaisse la psychanalyse au vitalisme irrationaliste d’une bourgeoisie désemparée ; tout comme une prise en compte prudemment intriguée, en tous cas très éloignée de tout enthousiasme freudo-marxiste [3][3]Le terme même de « freudisme » est répandu par le marxisme, et….

6On vérifiera par la suite la constance de ces caractères, tout comme le penchant gramscien consistant à mesurer la portée de l’événement freudien en partant de ses effets sur la culture. On voit ainsi l’auteur de cette note s’étonner de l’accueil réservé par Benedetto Croce, et par les idéalistes en général, à Henri de Man, diplomate et homme politique belge, auteur d’une série d’essais socio-politiques d’un certain succès à l’époque. On reviendra sur le cas De Man, sur son recours à une psychologie vaguement psychanalytique autant qu’ouvertement idéologique (au sens marxiste), et sur ce que son jugement étrangement positif de la part de l’idéalisme italien trahit de ce dernier.

7Pour l’heure restons-en donc à la singularité de la position gramscienne : la psychanalyse hérite du projet philosophique du sensualisme des Lumières tout en tombant, elle aussi, sous la coupe de la réinvention marxiste du paradigme « idéologie », ce qui fait de Freud « le dernier des idéologues ». Le freudisme est et à la fois n’est pas une idéologie : il l’est dans la mesure même où il participe à la perspective d’une généalogie matérialiste des idées ; et ne l’est pas dans le sens où il ne peut pas être réduit à simple réflexe du marasme moral et des intérêts économiques de la bourgeoisie fin-de-siècle en raison de sa propre coappartenance à l’histoire de la philosophie. Pour Gramsci il n’y a pas de distinction nette possible entre philosophie et idéologie, mais uniquement de degré, quantitative. Bien plus, ce sont les idéologies qui seront alors la « vraie » philosophie, puisqu’elles s’avéreront être ces « vulgarisations » philosophiques qui poussent les masses à l’action concrète, à la transformation de la réalité (Cahier 10, § 2, p. 47).

8Mais avant de nous engager dans cette relecture freudienne de certaines notes des Cahiers, deux précisions s’imposent, l’une d’ordre herméneutique, l’autre de nature historique, intimement liées entre elles. Pour ce qui relève de la première, il ne sera peut-être pas inutile de rappeler le caractère circonstanciel de la plupart des notes gramsciennes. Circonstanciel au sens où elles procèdent des matériaux les plus divers (de la presse populaire à la littérature spécialisée, de la lecture de feuilletons à celle d’actes et documents officiels, des quotidiens aux grands textes de la littérature européenne, lus souvent en langue originelle), et cela non seulement à cause des restrictions imposées par le régime carcéral, mais en raison d’un choix méthodologique de Gramsci, qui décide de se consacrer à l’étude für ewig[4][4]Voir la célèbre lettre à Tania du 19 mars 1927., de façon désintéressée, certes, mais sans pour autant tomber dans l’intimisme, le solipsisme, et perdre de vue l’enracinement socio-idéologique réel de toute production intellectuelle. Ainsi, il déclare à Tania – dans une lettre d’avril 1929 – être capable de cavare sangue da una rapa (« tirer du sang même d’une rave »), et savoir trouver des suggestions même « dans les trous à fumier ». En fait, non seulement Gramsci semble faire de nécessité vertu, mais la méthode qui inspire la rédaction des Cahiers n’est pas substantiellement autre que celle qui présidait aux articles turinois sur l’Avanti ou l’Ordine nuovo, où il proposait déjà des éléments d’analyse politique à partir des matériaux les plus divers. Ce qui change, entre les Cahiers et l’activité de journalisme militant, ce n’est donc pas tellement la méthode, mais la perspective : dans un cas, un travail de longue haleine sur l’Italie et ses formations culturelles dominantes, l’urgence de l’action et de la polémique politique dans l’autre.

9Un autre élément récurrent dans la production gramscienne est cette exigence d’« avoir un interlocuteur ou un adversaire concret », pour pouvoir penser, faute de quoi Gramsci avoue ne ressentir « aucun stimulus intellectuel », et avoir l’impression de tirare sassi nel buio (« lancer des pierres dans le noir ») [5][5]A. Gramsci, Lettres de prison, Paris, Gallimard, 1971, p. 273..

10Or, tout cela a pour conséquence qu’il en va pour les notes gramsciennes sur Freud et le freudisme comme pour les autres : elles ne touchent à leur objet qu’à travers toute une série de médiations et de strates intermédiaires. Autrement dit, elles s’emploient à mesurer la pensée freudienne à partir d’un certain nombre d’effets plus généraux que cette dernière a sur la culture, ce qui oblige à une lecture indirecte à travers une série d’objets intermédiaires (la philosophie, la pédagogie, la sociologie, la culture populaire, la critique de la responsabilité intellectuelle, la théorie de l’action).

11Cette première considération préliminaire débouche immédiatement sur une seconde prémisse majeure : l’absence chez Gramsci de toute référence directe aux textes freudiens. S’il est en fait quasiment certain qu’il ait lu quelque chose de Freud (il annonce à sa belle-sœur Tania, le 20 avril 1931, avoir l’intention de lire l’Introduction à la psychanalyse, dans sa traduction française, suite à une suggestion de Piero Sraffa), il n’est pas possible d’établir ce que Gramsci a exactement lu. Aucun livre de Freud, ou de psychanalyse, ne figure parmi ses livres de prison, aujourd’hui conservés à la bibliothèque de son ancienne maison d’Ales, en Sardaigne. Dans la même lettre il ajoute : « J’ai lu quelque chose sur la psychanalyse, surtout des articles de revue ; à Rome Rabelinski m’avait prêté quelque chose à ce sujet [6][6]Ibid., p. 298.. » Déclaration fort laconique, surtout si l’on considère que Gramsci se limite à dire d’avoir lu quelque chose « sur (sulla) la psychanalyse », et non pas de psychanalyse…ou encore avoir lu quelque chose sull’argomento.

12Malgré ce flou, il est plus que probable, quasiment certain, que Gramsci ait lu au moins quelques traductions françaises des textes freudiens les plus généraux et introductifs, et il est également difficile de penser qu’il n’ait jamais croisé l’influence de Freud et de la psychanalyse, entre 1923 et 1924, période où Gramsci demeure à Vienne comme représentant de l’Internationale. Des recherches en ce sens restent à faire. Nous tenterons quant à nous de montrer, par voie herméneutique plus que historique, non seulement que Gramsci a lu Freud – certes de façon absolument partielle – mais qu’il en a aussi retenu et élaboré des suggestions importantes, faisant preuve d’une ouverture d’esprit et d’une lucidité bien rares dans l’intelligentsia italienne des années 1930, et susceptibles de nous renseigner encore aujourd’hui sur la marginalité de la place que le savoir analytique occupe dans la culture péninsulaire, en dépit de sa vulgarisation disciplinaire et de sa pénétration superficielles.

Freud et le « bon sauvage » : « une nouvelle forme de désordre intellectuel très intéressante »

13Pour introduire notre deuxième extrait des Quaderni, un détour préalable par les Lettres s’impose. Dans ces dernières, le nom de Freud ne comparaît que trois fois, même s’il est souvent question d’« inconscio », du moins comme adjectif. Une de ces rares mais significatives occurrences, est celle de la conclusion d’une lettre à sa femme Giulia Schucht du 30 décembre 1929, où Gramsci écrit :

14

Il est étrange et intéressant que la psychanalyse de Freud soit en train de créer, particulièrement en Allemagne (à ce qu’il me semble d’après les revues que je lis) des tendances semblables à celles qui existaient en France au xviiie siècle, et qu’elle soit en train de créer un nouveau type de « bon sauvage » corrompu par la société, c’est-à-dire par l’histoire. Il en dérive une nouvelle forme de désordre intellectuel très intéressante.

 

15On remarque au passage la confirmation du caractère indirect des lectures freudiennes de Gramsci. Ces lignes paraissent par ailleurs solidaires avec le bref passage sur l’idéologie cité en ouverture, dans la mesure où elles relancent l’idée d’une continuité entre la pensée des Lumières et l’entreprise freudienne, l’une comme l’autre œuvrant pour une certaine subversion, pour « un nuovo disordine intellettuale molto interessante ».

16À quel genre de désordre fait-on référence ? On le comprend mieux en lisant l’ensemble de la missive susmentionnée, où il est notamment question de pédagogie. Question qui revient constamment dans les lettres de Gramsci à sa femme, et qu’ici comme ailleurs prend la forme d’une critique du spontanéisme de la pédagogie soviétique, croyant plus à l’autoaffirmation de l’enfance qu’à son éducation. Du moins c’est une telle conception que Gramsci prête à Giulia, et qu’il réfute en même temps, en visant probablement plus le romantisme et le rousseauisme « spontanés » des révolutionnaires, qu’une théorie de l’éducation en particulier.

17Plus haut, dans la même lettre, Gramsci confiait en fait à se femme Giulia (Julia) Schucht :

18

J’ai remarqué que les « grands » en général oublient facilement leurs impressions d’enfance, qui à un moment donné s’estompent et font place à un ensemble de sentiments qui paraissent ou pénibles ou comiques, ou autre chose de déformant. On oublie ainsi que l’enfant se développe intellectuellement de manière très rapide, absorbant dès les premiers jours de sa vie une quantité extraordinaire d’images dont il se souvient encore après les premiers années et qui guident l’enfant dans la période des jugements plus réfléchis, devenus possibles après l’acquisition du langage […] Ta conception et celle de ta famille est trop métaphysique, c’est-à-dire qu’elle présuppose que dans l’enfant il y a en puissance l’homme tout entier, et qu’il faut l’aider à développer ce qu’il contient déjà de latent, sans coercition, en laissant faire les forces spontanées de la nature ou je ne sais quoi. Je pense au contraire que l’homme constitue une formation historique, obtenue par la coercition (le mot n’étant pas seulement pris dans sa signification brutale et de violence extérieure) et je ne pense que cela : autrement on tomberait dans une forme de transcendance ou d’immanence. Ce qu’on croit être une force latente n’est, le plus souvent, que l’ensemble informe et indistinct des images et des sensations des premiers jours, des premiers mois, des premières années de vie, images et sensations qui ne sont pas toujours aussi belles qu’on veut les imaginer. Cette manière de concevoir l’éducation comme le déroulement d’un fil préexistant a eu son importance lorsqu’elle s’opposait au système d’éducation des Jésuites, c’est-à-dire lorsqu’elle niait une philosophie plus mauvaise encore, mais aujourd’hui elle est tout à fait dépassée. Renoncer à former l’enfant signifie seulement permettre que sa personnalité se développe en recevant de façon chaotique toutes les impressions du milieu ambiant [7][7]Ibid., p. 222..

 

19Cette longue citation permet de contextualiser l’évocation de « la psychanalyse de Freud ». Cette dernière aurait, tout comme naguère la pédagogie de l’Émile, une fonction dialectique, celle de contester « une philosophie plus mauvaise encore ». Si Rousseau s’en prenait au « système d’éducation des Jésuites », Freud serait un continuateur d’un tel travail d’érosion de l’autorité paternelle, à cette différence près, qu’il ne s’agit plus de réfuter le paternalisme théologique de l’Ancien Régime du xviiie siècle, mais celui du familialisme bourgeois du xixe.

20On est maintenant en mesure d’apprécier le sens d’une note des Cahiers (I, § 33) suggérant une telle continuité :

21

La diffusion de la psychologie freudienne semble avoir pour résultat la naissance d’une littérature de type xviiie siècle : on substitue au « sauvage », dans une forme moderne, le type freudien. La lutte contre l’ordre juridique se fait à travers l’analyse psychologique freudienne. Ceci est un aspect du problème, à ce qu’il semble. Je n’ai pas pu étudier les théories de Freud, et je ne connais pas l’autre type de littérature que l’on dit freudienne : Proust-Svevo-Joyce.

 

22On reviendra sur cette « littérature freudienne ». Pour l’instant contentons-nous de deux observations supplémentaires :

  • en faisant de la « lutte contre l’ordre juridique » une des conséquences majeures du freudisme, Gramsci fait la preuve de ne pas céder au réductionnisme qui afflige tant de marxistes. La psychanalyse n’est pas un vitalisme, mais la continuation du chemin des Lumières, un instrument précieux de subversion de la morale bourgeoise et de contestation des principes qui inspirent cette dernière : paternalisme, exclusion de la femme, clivage de la sexualité, soumission à la sacralité de la famille ;
  • naturellement, un penseur dialectique comme Gramsci considère qu’il n’y a pas, dans la pensée, d’affirmation qui ne soit « négation de la négation », et que donc ne retienne quelque chose de ce qu’elle réfute. Tout comme Rousseau retenait le mythe d’une innocence originaire de l’homme pour mieux contester l’anthropologie jésuite, la « psychologie freudienne » ne demeure à l’intérieur du « roman familial » que pour le dépasser de tous bords.
Ainsi il écrit, toujours dans le premier Cahier (§ 63) :

 

23

La littérature freudienne a créé un nouveau type de « sauvage » sur une base sexuelle (y comprises les relations entre pères et fils) [8][8]Passage qui sera par la suite supprimé dans la version révisée….

 

24C’est en restant ferme sur un tel principe que le fondateur d’Ordine nuovo peut ne pas se barrer l’accès à une compréhension de la révolution anthropologique freudienne, ou du moins à l’intuition de ses effets.

D’une certaine tendance névrotique propre à l’idéalisme : Freud, De Man, et Croce

25Le meilleur exemple de la réception indirecte du freudisme par Gramsci, est constitué par certains passages des Cahiers où il s’attaque à l’enthousiasme de Croce pour les thèses sociologico-politiques avancées per Henri De Man. Ce dernier, de tendance social-démocrate, avait publié, à la fin des années 1920, deux volumes – Au-delà du marxisme (1927) et La joie du travail (1929) – qui avaient joui d’un grand écho. Dans ces publications, De Man se servait d’une conceptualité pseudo-analytique pour désamorcer l’économie politique marxiste et déplacer la question de l’aliénation du travail sur un plan pédagogico-psychologique. Or, ce qui frappe Gramsci, c’est l’accueil chaleureux réservé par les idéalistes italiens à une telle approche, lorsqu’on connaît leur hostilité à toute forme de psychologie, assimilée, selon le mot de Gentile, à une philosophia pigrorum, une « philosophie de paresseux [9][9]G. Gentile, Sommario di Pedagogia come scienza filosofica,… ».

26En voici un exemple éloquent, un large passage de la recension à La joie du travail, parue sur La Critica, la revue de Benedetto Croce, signée par Guido De Ruggiero, un élève de Gentile connu pour son influente Storia della filosofia :

27

Les principaux facteurs de la joie du travail sont par ailleurs, ceux que De Man qualifie d’instinctuels, c’est-à-dire des facteurs spontanés et immédiats, qui consistent dans le besoin d’activité et de loisir ; dans le besoin constructif et le sentiment de curiosité, dans la tendance de chaque individu vers ce qui exalte en lui le sens de sa personnalité (instinct d’importance), dans le besoin enfin de considérer comme « siens » les outils et le produit de son activité. Ce sont des mouvements psychologiques naïfs, sans sophistications idéologiques, que l’ouvrier redécouvre dans son for intérieur lorsqu’on l’interroge sans faire recours au jargon marxiste. Tout se passe comme si la théorie de l’infrastructure s’était imposée à l’esprit de l’ouvrier, en superposant un système conceptuel factice, à une structure bien plus simple et plus humaine. Une fois libérés de telles scories, ils ne restent que des impulsions élémentaires qui sont communes à toute sorte de travail, qu’il soit intellectuel ou manuel, et qui donc ne justifient nullement l’opposition entre travail « bourgeois » et travail « prolétaire » […] Les obstacles les plus importants, selon le résultat de l’enquête [le livre de De Man se présente comme le résultat d’un sondage auprès de 78 ouvriers allemands] ne résident pas dans les rapports entre les hommes, la matière, et les moyens de production, mais dans les rapports entre les hommes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise. Là non plus, ce n’est pas tellement de l’antithèse « capital-travail », ou « bourgeois-prolétaire », qu’il s’agit vraiment, mais surtout de conflits personnels et psychologiques entre individus – éventuellement entre ouvrier et patron, mais plus souvent entre ouvrier et surveillant, c’est-à-dire entre des hommes de classe sociale affine ou identique, dont l’un se transforme, par excès de zèle, en gendarme et bourreau. Ceci non pas tellement à cause de la méchanceté des individus, mais d’un système disciplinaire arriéré, qui accompagne souvent le mode de production capitaliste, sans pourtant lui être consubstantiel, car il est même contraire à ses intérêts économiques ultimes [10][10]G. De Ruggiero, 1931. Recension à H. De Man, « La joie du….

 

28Si nous avons cru opportun de citer un si long passage du compte rendu par De Ruggiero de La joie du travail de De Man, c’est qu’il montre bien la stratégie commune aux deux auteurs : constituer un doublet psychologique et sociologique de la critique marxiste de l’aliénation des classes productives, qui soit conciliable avec le capitalisme socio-libéral. C’est bien pour cette raison – dénonce Gramsci dans une note du dixième Cahier – qu’une telle approche a pu être défendue par le groupe de Croce et la revue La Critica, et cela en dépit de l’aversion des idéalistes italiens pour toute forme de positivisme, de psychologisme ou de sociologisme.

29En d’autres termes : il est vrai que toute forme de psychologie est une philosophia pigrorum, une « philosophie de paresseux », mais elle est la bienvenue lorsqu’il s’agit de désamorcer la conflictualité politique dont est porteur le matérialisme historique. Même lorsqu’il s’agit d’une psychosociologie appliquée avec des notions psychanalytiques reçues de la façon la plus superficielle – comme celle de De Man :

30

Les jugements de Croce sur le livre de De Man Au-delà [du marxisme], montrent qu’à l’heure actuelle dans l’attitude de Croce, l’élément « pratique » immédiat l’emporte sur la préoccupation et les intérêts théoriques et scientifiques. De Man représente en effet une dérivation du courant psychanalytique et toute l’originalité présumée de ses recherches se trouve dans l’emploi d’une terminologie extérieure et plaquée. On peut faire la même remarque pour De Ruggiero qui a fait le compte rendu non seulement d’Au-delà… mais aussi de La Joie du travail ; il a ensuite écrit une critique qui démolit de manière un peu rapide et superficielle Freud et la psychanalyse mais il n’a pas vu que De Man en dépend étroitement [11][11]Cahier 10 (« La philosophie de Benedetto Croce ») § 26, p. 69..

 

31Dans ce court passage, Gramsci s’attaque à l’hypocrisie, voire à la névrose de l’attitude idéaliste, qui consiste à mépriser la psychanalyse (De Ruggiero avait été chargé par Croce de prendre position contre le freudisme, alors que le même don Benedetto s’était montré très peu bavard, voire prudent, à son sujet [12][12]Cf. G. De Ruggiero, « Freud e la psicoanalisi », dans La…) sous prétexte de biologisme et de sexualisme vulgaires ; sauf à chanter les louanges d’un psychanalysme appliqué lorsque ce dernier se révèle politiquement utile dans l’immédiat.

32À force de se prétendre au-dessus de toute détermination idéologico-politique, la philosophie idéaliste ferait preuve d’un opportunisme cynique, trahissant peut-être sa propre névrose, un refoulement sublimant de la praxis historique, qui finirait par faire retour non seulement dans sa tactique idéologique la plus immédiate, mais dans les contradictions de l’idéalisme historiciste vis-à-vis de ce qu’on désignerait aujourd’hui les « sciences humaines », du savoir non philosophique de l’homme. Ainsi, le freudisme surgirait, dans cette occurrence des Cahiers, comme révélateur symptomatologique d’une névrose matricielle de l’idéalisme consistant à s’accommoder y compris du psychologisme vulgaire lorsque ce dernier paraît un barrage efficace contre un réel trop éloigné de l’Idée, qu’il s’agisse au fond du réel marxiste ou du réel freudien.

33C’est là sans doute une des traces les plus incisives, et qui reste à creuser, de la réflexion, tout à fait amorcée et indirecte, menée par Gramsci sur l’apport de Freud à une critique de la culture italienne [13][13]Voir, sur un même registre : Cahier 11, § 66. Avant de quitter….

Notes
  • [*]
    Une première version de cette étude est parue sur la Rivista di psicoanalisi, 2, 2003. La version ci-présente enrichit, complexifie et corrige à la fois certains passages de l’original italien. Merci à David Faroult de l’avoir accompagnée. Un deuxième volet du texte paraîtra sur la prochaine livraison de cette même revue.
  • [1]
    Cf. N. Boukharine, La théorie du matérialisme historique. Manuel populaire de sociologie marxiste, Paris, Éditions sociales, 1927.
  • [2]
    A. Gramsci, Cahiers de prison, trad. par Monique Aymard et Françoise Bouillot, édition critique par Robert Paris, Gallimard, Paris, 5 vol., (cahier 11, § 63), 1978, p. 285-287 passim (dorénavant on les citera en mentionnant uniquement le numéro du cahier, le paragraphe et la page). On rappelle que plusieurs textes des Cahiers ont une première rédaction (« textes A »), et une deuxième (« textes C »), tantôt identiques, tantôt légèrement divergentes, tantôt même tout à fait différentes (le choix de l’édition française ayant été de ne pas éditer deux fois des versions identiques). Il existe également des textes n’ayant qu’une seule version (« textes B »). Nous ne ferons mention de telles différences que lorsque cela nous semblera nécessaire, étant entendu que la deuxième version prime généralement sur la première.
  • [3]
    Le terme même de « freudisme » est répandu par le marxisme, et un particulier par l’ouvrage éponyme de Mikhail Bakthine (Le freudisme, Paris, L’Âge d’Homme, 1980) publié la première fois en 1927, où néanmoins la psychanalyse est jugée un biologisme tardo-romantique et réactionnaire. Il ne résulte pas que Gramsci ait pris connaissance de cet ouvrage du grand critique littéraire russe, qui exemplifie bien la position officielle du marxisme soviétique de l’époque.
  • [4]
    Voir la célèbre lettre à Tania du 19 mars 1927.
  • [5]
    A. Gramsci, Lettres de prison, Paris, Gallimard, 1971, p. 273.
  • [6]
    Ibid., p. 298.
  • [7]
    Ibid., p. 222.
  • [8]
    Passage qui sera par la suite supprimé dans la version révisée (Cahier 22, § 3) de cette note « Sur la question sexuelle », sur laquelle on reviendra.
  • [9]
    G. Gentile, Sommario di Pedagogia come scienza filosofica, Firenze, 1934, vol. II, p. 95).
  • [10]
    G. De Ruggiero, 1931. Recension à H. De Man, « La joie du travail », dans La Critica, 29, p. 214-215, traduit par nous.
  • [11]
    Cahier 10 (« La philosophie de Benedetto Croce ») § 26, p. 69.
  • [12]
    Cf. G. De Ruggiero, « Freud e la psicoanalisi », dans La Critica, 30, 1932, p. 17-26, une attaque aussi virulente dans ses intentions que maladroite dans son résultat. L’auteur – élève de Gentile mais également proche de Croce – s’y vantant même d’avoir expédié la lecture de Freud « en sept jours, car je ne résistais plus à la nausée » (sic), et reprenant ses jugements dans le dernier volume de sa Storia della filosofia (13 vol., 1918-1948), première histoire systématique de la philosophie en langue italienne, destinée à demeurer une référence jusqu’à la fin des années Cinquante. À ladite recension répondront néanmoins Edoardo Weiss (« Incomprensioni ») et Nicola Perrotti (« Il Museo degli errori di De Ruggiero ») dans le premier numéro de la Rivista italiana di psicoanalisi, datée de la même année 1932, et suspendue en 1934 par la censure fasciste). Rappelons d’ailleurs, que ce fut le même Giovanni Gentile – pourfendeur de toute psychologie et auteur d’une grande reforme idéaliste et historiciste de l’Éducation en 1923, abolissant cette discipline de l’enseignement secondaire et ne laissant survivre que deux chaires universitaires dans tout le pays – qui confia à Edoardo Weiss, en 1930, la rédaction de deux entrées de l’Enciclopedia italiana : « Psicoanalisi » e « Freud ». Remarquons que Croce lui-même eut recours à la « psicologia freudiana » comme psychologie de l’art et de la poésie (cf. « Il sogno e l’arte » in Conversazioni critiche III, Bari, Laterza, 1932, p. 29-31, ou « Psicoanalisi e poesia » in Nuove pagine sparse, Bari, Laterza, 1949, p. 258-259), tout en lui refusant le statut d’une pensée à part entière. Ainsi, les deux grands représentants de l’idéalisme italien semblent trahir une conscience mal dissimulée de la portée du freudisme pour la contemporanéité. Michel David cite le témoignage d’un proche de Croce, passionné de psychanalyse, auquel le vieux philosophe se contentait de répéter : « cette psychanalyse est une grosse affaire… une grosse affaire » (M. David, « L’idealismo italiano e la psicoanalisi », dans Rivista di psicoanalisi, 9, 1983, p. 195).
  • [13]
    Voir, sur un même registre : Cahier 11, § 66. Avant de quitter le carrefour entre philosophie et freudisme, tel qu’il se donne de façon fragmentaire dans les Quaderni, contentons-nous de citer, sans développement critique, ces lignes sur Schopenhauer : « Peut-on dire que la « libido » de Freud est un développement de la volonté de Schopenhauer ? Il me semble que l’on peut mettre en lumière quelques points de contact entre Freud et Schopenhauer » (Cahier 17, § 40). Sur le sujet, cf. P.-L. Assoun, 1995. Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, puf, p. 255 et suiv.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2007
https://doi.org/10.3917/cm.075.0247
 
Tag(s) : #Actualité de Gramsci
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