A partir du recueil de textes Pourquoi je hais l’indifférence du philosophe communiste italien Antonio Gramsci (Rivages).

 

Avec Geneviève BRISAC, Marin DE VIRY et Michaël FOESSEL.

 

Geneviève Brisac : « Personne ne m’avait parlé de ce livre, il a paru dans une complète indifférence. Je me souvenais un peu d’Antonio Gramsci, notamment d’une phrase prononcée par le juge qui le condamna à la prison : "Il faut empêcher ce cerveau de penser". Je l’ai redécouvert avec bonheur. Deux aspects : la colère devant les injustices et l’absence de pensée. Il refuse la paresse de penser, il ne cesse de convoquer les questions de principe et les questions de détail. Chacun d’entre nous est comptable du cours des choses.

Pour lui, un des caractères de l’Italie, c’est l’absence de toute imagination dramatique. Il considère qu’il faut pouvoir utiliser son imagination pour se représenter de manière concrète la vie des gens. Par ces mots, il s’adresse d’avance aux dirigeants du monde communiste, et pose des questions incroyablement actuelles.

Gramsci serait horrifié s’il voyait aujourd’hui les faits divers à la télévision. Dans ses textes, il insiste sur le fait qu’il déteste la sensiblerie, les gens qui se victimisent. Le mot de résistance dans les phrases de Gramsci prend presque son sens physiologique.

Il y a de nombreuses phrases de Gramsci qui traînent partout, mais le fond de sa pensée est insolent, tonique, revigorant, et doit donner envie aux auditeurs le livre Pourquoi je hais l’indifférence. »

 

Michaël Foessel : « C’est un figure marxiste et romantique, par le caractère tragique de son destin – il meurt des suites de son incarcération, et par une certaine sensibilité. Il écrit en 1917 : « Nous sentons le monde, alors que nous nous contentions de le penser. » C’est l’une des clés de sa pensée. L’entrée par le marxisme se fait par le constat indigné de l’injustice. On retrouve ainsi toute une série de textes. Il y a à la fois un souci de porter un regard scientifique sur le monde social, et un point de départ hors de la doctrine, qu’il essaie de traduire sur un plan littéraire et philosophique, sans perdre de vue le rejet radical de toute forme d’indifférence.

Le manque d’imagination, il le reproche en particulier à la bureaucratie. Il fait donc par avance la critique du totalitarisme, incapable de se mettre à la place de ceux qu’il régit. La sensibilité, la manière de percevoir, sont vécues sur un mode intellectuel, à la source de son engagement. La colère sensible le fait rentrer dans la réflexion politique. C’est un homme de parti, qui vit. Il y a une tension entre l’appartenance organique à un parti, le parti communiste, et la puissance insurrectionnelle qui dépasse cette appartenance.

L’indifférence est de tous temps, il y a une manière de se mettre à la place de l’autre qui est un ressort politique. Je pense à un texte du recueil sur les ouvriers de Fiat qui ont dû arrêter une grève, parce qu’ils ne tenaient plus. Il explique que ces ouvriers sont des êtres de chair, à qui on doit le minimum de compassion et de pitié. Il y a tout un effort pour penser une forme d’ "être avec" critique et pertinente.

Il y a chez lui une attention au langage, aux mots, qui jouent un rôle politique fondamental. Il analyse de manière critique le langage de l’adversaire, et commente dans un article l’accusation faite aux leaders socialistes d’être des démagogues. Il montre comment le combat pour les mots, la manière de s’approprier le pouvoir des mots, est éminemment politique. Il cherche le mot juste, qui sera à la hauteur de l’expérience singulière qu’il doit décrire, et pose ainsi la question du rapport entre l’intellectuel et son langage. »

 

Marin de Viry : « Il y a deux points inauguraux dans la pensée de Gramsci : la lutte contre l’injustice et l’indifférence, fondée sur l’idée qu’on n’échappe pas au pouvoir : ne rien faire, c’est le laisser aux autres. Ensuite, il y a un rapport entre l’intellectuel et la politique qui passe par l’imagination et la littérature. Il dit qu’un intellectuel intéressé par la question de la justice doit avoir des qualités littéraires parce qu’il doit être capable de se mettre à la place des autres, contrairement à la classe politique de son temps.

Dans le texte sur la fin de la grève des ouvriers de Turin, il refuse qu’on parle d’humiliation. Il refuse la caractérisation sensible, qui relève selon lui de la sensiblerie. Il faut dire – c’est en cela qu’il a été récupéré par Nicolas Sarkozy – que Gramsci déteste l’indifférence, mais le principal effet de levier contre l’indifférence est l’intelligence de la condition des hommes au travail : il faut comprendre comment les hommes travaillent, quels sont leurs outils… ce qui permettra de lutter contre l’indifférence. Voilà ce qu’est un intellectuel organique chez Gramsci.

Ce texte ne pourrait pas avoir l’impact qu’il a eu à l’époque, car nos contemporains sont trop distraits du débat des idées. Les propos de Gramsci s’adressent à une petite élite. Le débat aujourd’hui n’est pas tant idéologique que culturel. »

 

Sons diffusés :

- Une vie une œuvre, lecture de Gramsci, 22 janvier 1987.

- Anne Vincent-Buffault dans Du jour au lendemain le 10 novembre 2009.

- Serge Halimi dans Là-bas si j’y suis sur France Inter, le 7 mai 2007.

 

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Thème(s) : Idées| Philosophie| communisme| Italie| Antonio Gramsci

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